Acte I
Au vent
printanier
Pour faire de grandes choses, il ne faut pas un si grand génie,
il ne faut pas être au dessus des hommes, il faut être avec eux.
Montesquieu.
Chapitre premier
Sur les
murs, nous écrirons vos noms…
Aux grands hommes la patrie reconnaissante, clame fièrement le fronton du
Panthéon.
Depuis la Révolution française,
les panthéonisations ont suscité réflexions, débats et polémiques violentes.
Qui mérite réellement de la nation ? Pour ce choix cornélien très
politique, en deux cent vingt-deux ans, la patrie s’est montrée parcimonieuse,
elle-même agitée par les sursauts constants de la démocratie en construction.
L’assemblée, à l’image des hommes de son temps et des philosophes des Lumières,
s’interroge : « Quel homme est digne des honneurs d’un peuple,
communiant autour de son catafalque traversant la capitale ? » Au moment où les révolutionnaires affirment qu’aucune distinction autre que celle liée au mérite
et au talent ne peut être tolérée, le
suffrage, les droits civils et l’éducation sont fermés aux femmes, sans états
d’âme.
Après un incessant va-et-vient
révolutionnaire, la fin du Premier empire clôt les portes de bronze. Frustré de
panthéonisations, le XIXe siècle en est réduit à créer autant de panthéons de
papier que de catégories sociales, de métiers et de tendances politiques,
explorant le terrain en mots ou en illustrations.
Les femmes, cantonnées au
stéréotype trinitaire de mères, saintes et prostituées ne sont l’objet que de
nombreux recensements littéraires plus ou moins romanesques dont le populaire Portraits de femmes de Sainte-Beuve et, peu après, la
feuilletonesque Galerie historique des
femmes les plus célèbres de tous les temps et de tous les pays, sous-titrée, Les Etoiles du monde, ouvrage collectif
enrichi des contributions d’Alexandre Dumas et de Miss Clarke. On a cherché à réunir dans ce livre les
femmes qui ont exercé une influence sur leur siècle et sur la nation à laquelle
elles appartiennent. L’amour y joue un grand rôle, car c’est le levier au moyen
duquel la femme soulève les poids trop lourds pour elle.
Hors des images fantasmées, le
XIXe siècle est pour les femmes le temps d’une lente et difficile conquête de
l’espace public, de l’accès à la culture et à l’éducation, encore inachevée au
XXIe siècle. Les rendre visibles aujourd’hui est nécessaire afin d’acter la
considération accordée à l’ensemble des membres du corps social. Peu importe
que le bâtiment soit poussiéreux, y apposer enfin, en nombre, des noms féminins
battra en brèche les idées, toujours cultivées à
l’envi, d’une pénurie de candidates et de
luttes, menées comme un combat corporatiste et non en enjeu universel pour
l’égalité, la liberté et la dignité.
Il est temps de
faire rayonner celles ayant contribué au développement des valeurs de la
république et de la démocratie.
Les grandes âmes sont des modèles
qui nous renvoient à notre propre médiocrité. Nous sommes accablés par les esprits sublimes. Pour qu’un homme soit au
dessus de l’humanité, il en coûte trop cher à tous les autres, disait
Montesquieu. Envisager le sublime de nombreuses femmes est-il encore d’un coût
par trop exorbitant pour notre société qu’elle préfère les ignorer ou les
dénigrer, plutôt que d’en être fière ? Durant
des siècles, et jusqu’à il y a peu encore, les femmes furent, plus que les
hommes, dans l’incapacité d’accéder à la culture, à l’éducation ou au pouvoir.
Quand elles prirent, par intermittence une place de choix, le XIXe siècle
s’évertua à en éteindre la mémoire et quand l’aura de certaines ne put être
étouffée, il érigea en axiome la règle de l’exception au milieu du vide.
A ce jour, des
quatre femmes gisant dans la crypte du Panthéon, l’une, Madame Berthelot, accompagne son mari,
l’autre, Marie Curie, est accompagnée de son époux, quant à Geneviève de
Gaulle-Anthonioz et Germaine Tillion, leur entrée
commune s’est faite accompagnée de cavaliers, certes d’exception eux aussi,
mais une fois encore accompagnées selon une tradition d’un autre temps voulant
qu’une dame n’entre pas dans un lieu autre que son foyer sans un bras masculin
sur lequel s’appuyer. Non sans humour, ou cynisme peut-être, ces couples
improbables de résistants sont présentés comme des représentants de la parité. La
mixité est louable mais sonne en fuite constante quand trois femmes sont honorées pour soixante-et-onze hommes. La
parité panthéonistique est une notion mathématique relative.
Les mérites des
trente-sept Panthéonistas
évoquées ici, engagées dans la vie artistique,
politique ou sociale, en quête de liberté et d’égalité, ainsi que leur mort
parfois tragique, font d’elles des prétendantes de taille à l’image de notre
pays. Croyantes ou libre-penseuse, de toutes couleurs politiques ou de peau, un
même sang rouge coule dans leurs veines.
Geneviève, Héloïse, Christine de
Pizan, Marguerite de Navarre, Olympe de Gouges, Manon Roland, Sophie Germain,
Eugénie Niboyet, Flora Tristan, George Sand, Jeanne Deroin, Marguerite
Boucicaut, Rachel, Julie-Victoire Daubié, Maria Deraismes, Louise Michel,
Madeleine Bres, Sophie Lumina, Sarah Bernhardt, Hubertine Auclert, Séverine, Marguerite
Durand, Louise Weiss, Rose Valland, Paulette Nardal, Joséphine Baker, Maryse
Hilsz, Simone de Beauvoir, Charlotte Delbo et Silvia Monfort nous montrent la voie.
Certaines sont si connues
et leurs noms viennent si aisément aux lèvres qu’il est incompréhensible qu’elles
n’aient pas encore eu les honneurs du lieu.
Offrons à nos élus
leurs trente-sept noms afin
qu’ils soient gravés sur les murs extérieurs du trop lisse Panthéon, les Panthéonistas ne s’en formaliseront guère, car la
plupart sont entrées par la fenêtre dans notre histoire et parfois dans nos
vies. Faisons œuvre de publicité afin que leurs vies édifiantes gagnent les
foyers.
Décidons d’aller de
l’avant avec audace. Levons les yeux vers celles qui ont œuvré pour l’humanité.
Laissons le soleil adorer leurs noms et la pluie les
effacer peu à peu.
Ces pages, loin d’être
exhaustives, sont un univers de possibles proposé aux bonnes volontés.
D’autres noms vous viendront peut-être,
parmi eux ceux de Clothilde, Bathilde, Radegonde, Jeanne d’Arc, Madeleine de
Scudéry, Madame de Sévigné, Solitude, Madame du Chatelet, Germaine de Staël,
Sophie de Grouchy, marquise de Condorcet, Marthe Simard, Louise Thuliez,
Marguerite Yourcenar, Jeanne Verey, Désirée Gay, Suzanne Voilquin, Adèle
Esquiros, Pauline Roland, Nelly Roussel, Charlotte Perriand, Marie de Mirbel,
Nathalie Lemel, Violette Lecoq, Marie-Louise Rochebillard, Elisa Lemonnier,
Simone Weill, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, Ginette Hamelin, Eugénie Eboué,
Julie Jules Favre, Marie Madeleine Fourcade, Marceline Desbordes-Valmore,
Eugénie Cotton, Suzanne Broio Kepes, Rosa Bonheur, Hélène Basch, Lucie Aubrac.
L’avenir nous offrira d’autres
noms à foison, quand le temps le plus lointain possible sera venu, ceux de Claude Mossé, Simone Veil, Gisèle Halimi, Elisabeth et Robert Badinter, Ariane Mnouchkine et
Carolyn Carlson seront sans doute de ceux-la. Souhaitons que les murs du
Panthéon n’y suffisent pas et que son fronton
clame enfin :
Aux
grandes âmes la patrie, reconnaissante.
Nos trente-sept Panthéonistas,
reflets de notre pays, donneront
motifs à réflexion et peut-être le goût de crier Vive l’humanité. Peu importe le résultat pourvu qu’elles suscitent
la curiosité et l’orgueil des plus jeunes aux plus âgés.
Il vous restera à prendre la
plume et à envoyer le bulletin de votre choix à nos élus afin qu’ils offrent, le nom des Panthéonistas au regard de tous.
A vous de voter !
Chapitre
deuxième
L’esprit
du lieu
Le mont Lucotecius, future
Montagne Sainte-Geneviève, est occupé aux deux premiers siècles de notre ère,
par un temple, peut-être dédié à Bacchus ou à Mercure. En contrebas, de la rue
Saint-Jacques à la place Saint-Michel, s’étend le forum où passe la longue voie
pavée reliant Lutèce à Lugdunum, près de l’actuelle Sorbonne. En lieu du futur
Panthéon, une exploitation d’argile et des ateliers de fabrication de poterie.
L’ensemble est entouré de vignobles. A la fin du IIIe siècle, lors de l’attaque
des Germains, les habitants de la populeuse rive gauche fuient sur l’Ile de la
cité. Rien ne reste après le pillage, seules les vignes repoussent, pas les
habitations. Le lustre de la ville n’est pas pour autant éteint.
Durant trois années, à son retour
de campagne contre les Alamans, Julien l’Apostat fait de Lutèce son lieu de
villégiature. Sur les versants du mont Lucotecius sont bâties des somptueuses
villas, dont le palais des Thermes qu’habitent successivement les empereurs
Julien et Valentinien. Dix ans plus tôt, Lutèce est devenue Paris. Durant un
siècle, des attaques successives réduisent la ville à l’île de la Cité. La rive
gauche, dévastée plusieurs fois entre 406 et 416, n’est plus qu’une carrière à
ciel ouvert fournissant les pierres utilisées pour la construction des nouveaux
remparts, des bâtiments de la Cité et le quartier naissant de Saint-Marcel sur
la rive droite. En 470, peu avant la chute de l’Empire romain d’occident, la
ville est prise par Chilpéric et son fils, Clovis, mène un nouveau siège en 486,
que Geneviève combat depuis l’intérieur.
Trois cent cinquante ans plus
tard, en 845, l’île sur la Seine devenue la capitale du royaume des Francs est
pillée par les Normands de Ragnar Lodbrok et ses cent vingt navires, portant
cinq mille Vikings, plus que le nombre d’habitants de la ville. Charles le
Chauve, âgé de vingt-deux ans, petit-fils de Charlemagne, roi de Francie
occidentale depuis deux années verse sept mille livres pour obtenir son
évacuation. Rançons et pillages se succèdent entre 860 et 869. Enfin, la
défense s’organise, mais, malgré la réfection de la muraille gallo-romaine, la
rive gauche est totalement détruite lors du siège de 885 à 887. Les fils de
Ragnar Lodbrok pillent régulièrement la cité jusqu’en 911. La rive gauche a été
désertée, mais le monastère né sur le vieux mont Lucotecius au VIe siècle
survit.
Aux premiers jours du Ve siècle,
alors que les chrétiens, fidèles au pape de Rome, tentent de contrer les
progrès de l’arianisme et le renouveau du paganisme, Clovis, sous l’impulsion de
sa femme Clothilde et de Geneviève, fait entreprendre la construction d’une
église en reconnaissance de la victoire de Vouillé. Le choix de terrains de la
rive gauche, laissés à l’abandon et en hauteur, est fait. La basilique
Saints-Pierre-et-Paul est consacrée sur le mont Lucotecius. Au terme d’une
année, Clovis y est inhumé, suivi de peu par Geneviève. Trente-trois ans plus
tard, la dépouille de Clotilde, ramenée de Tours, les rejoint. Dès sa
fondation, le nom de la sainte est donné par les habitants à la basilique.
L’appellation populaire est officialisée huit siècles plus tard ;
basilique Sainte-Geneviève.
L’aura du monastère masculin, qui
prospère au flanc de la basilique, ne cesse de croître tout comme les dons qui
l’enrichissent ; terres de Rosny, Nanterre, Vanves, Jossigny et Choisy,
troupeaux et serfs. Les Génovains, spécialisés dans les soins et
l’enseignement, ont le privilège de ne dépendre que du pape et non de l’évêque
de Paris. En 630, Eloi, évêque de Paris, fait orner le cercueil de la patronne
de la ville d’une statue et de plaques d’or ainsi que de pierreries. En 857,
bien que l’église et l’abbaye soient totalement détruites lors de l’une des
invasions normandes, tout est fait pour laisser entendre que la chasse aurait
échappé au pillage. Le lieu est en ruine depuis plus d’un siècle et demi quand
Robert le Bon fait restaurer l’abbatiale et relever les cloîtres. L’abbaye est
alors l’un des centres d’enseignement religieux les plus prestigieux parmi les
nombreuses écoles qui s’élèvent sur le mont. Hors les étudiants, l’espace est
encore bien vide jusqu’au XIIe siècle.
L’arrogance des Génovains, forts
de leur indépendance et de leur richesse, irrite l’abbé Suger de Saint-Denis.
Il profite d’un incident pour réduire à sa main les moines et les lie aux
ateliers de copistes introduits dans le monastère. En 1180, Philippe Auguste
fait reconstruire l’église, sa façade est accolée à celle de l’église
paroissiale Saint-Étienne-du-Mont et fait face au dos du futur Panthéon. Peu à
peu, la population de la capitale, en pleine expansion démographique,
réinvestit le quartier.
Cinq siècles ont passé, l’église
est en ruine, les Génovains sont soumis aux Jésuites qui prospèrent, en
contrebas sur la rive droite, rue saint Antoine. Le lustre médiéval est bien
loin, mais l’appel aux bienfaits protecteurs de la sainte perdure ; sa
châsse est sortie, avec un succès aléatoire, cent quatorze fois jusqu’en 1725
afin de lutter contre les épidémies et les sièges. Soixante-et-un ans après sa
dernière promenade parisienne, le 21 novembre 1793, la châsse et son contenu
sont brûlés en place de Grève ; les cendres sont jetées en Seine. Entre
1802 et 1807, l’église est démolie pour créer la rue Clovis, seuls deux étages
de la tour Clovis sont préservés. Peu avant, le curé de Saint-Étienne-du-Mont
déclare avoir retrouvé le fond de châsse originelle, ce qui relance les
dévotions.
A la veille de la Révolution
française, la bibliothèque du monastère comptait cinquante-huit mille imprimés
et deux mille manuscrits. Après un moment de flottement, en 1796, l’abbaye est
changée en l’Ecole centrale du Panthéon, conservant des éléments de l’ancien
couvent dont la cave du XIIIe siècle, le réfectoire de trente mètres de long et
neuf de large, devenu la chapelle du lycée, le cloître flambant neuf, intégrant
le bel escalier des Jésuites, sa fresque et ses magnifiques colonnes palmiers.
Devenu lycée Napoléon en 1804, puis collège Henri IV sous la Restauration, le
prestigieux voisin installé, en lieu de l’abbaye, à l’arrière du Panthéon
change quatre fois de nom en soixante ans. A la gauche de la maison des grands hommes se dresse la nouvelle
Bibliothèque Sainte-Geneviève, là où longtemps se trouva implanté le plus
pauvre des collèges parisiens, le collège Montaigu, réputé pour sa pingrerie,
son excellence et ses mauvais traitements. Supprimé en 1792, devenu une prison
militaire puis une caserne, il est abattu un demi siècle plus tard, pour
laisser place à un bâtiment neuf où sont transférés les fonds de la
prestigieuse bibliothèque Sainte-Geneviève.
Au plus haut du mont, trône alors
le Panthéon.
Son histoire a commencé le 8 aout
1744. Louis XV, lancé dans la Guerre de succession d’Autriche, tombe malade à
Metz et reste dix jours à l’article de la mort. Rétabli, il rend une action de
grâce en novembre promettant aux Génovains la reconstruction de la basilique en
ruine. Le roi voit grand ; décision est prise de faire l’achat d’un
terrain pelé au sommet de la montagne, à l’ouest de l’abbaye, en avant de
l’ancienne église. Les caisses de l’Etat sont vides, qu’à cela ne tienne,
l’achat est financé par la majoration de trois billets de loterie qui de vingt
passent à vingt-quatre sols, un excédent de quatre cent mille livres est ainsi
dégagé.
Pourtant, dix années après
l’achat du terrain, rien n’est sorti de terre, faute de liquidités et de maître
d’œuvre. En 1755 enfin, Soufflot est désigné architecte, pour son audace et son
inventivité. Sa priorité est à la construction d’une église fonctionnelle
autour de la châsse de Sainte-Geneviève qui
doit être déplacée dans le bâtiment moderne inspiré de Saint-Pierre-de-Rome.
L’église dotée d’un plan en croix grecque, d’un portique corinthien colossal et
d’un fronton, est surmontée d’une tour lanterne de deux coupoles à la croisée
des travées, là où la châsse portée par les vertus cardinales prendra place.
Quarante-deux baies vitrées ceinturant le sanctuaire, l’irradient de lumière.
Le projet s’enlise car les plans jugés trop audacieux sont refondus plusieurs
fois et lorsque le chantier des fondations est entrepris, la découverte de
soixante-neuf puits d’extraction d’argile gallo-romains, posant d’importants
problèmes de structure, l’arrête. Vingt ans près le vœu royal, la crypte est
enfin finie.
Madame de Pompadour est morte
depuis cinq mois, quand le souverain pose enfin la première pierre scellée avec
sa truelle de vermeil devant un châssis en trompe l’œil de taille réelle,
représentant la future façade. Les Parisiens se pressent sur la tribune dressée
pour l’événement. Durant les trois années suivantes, le projet est sans cesse
remanié et le chantier stagne faute d’argent. A la mort de Soufflot en 1780,
une génération après le début des travaux, la couverture des nefs est à peine
achevée. Son neveu et collaborateur prend sa suite, mais ce n’est qu’une décennie
plus tard, en 1790, que le dôme est placé sur un immense tambour. Dans Paris, guide par les principaux écrivains et
artistes de France publié en 1867, Edgar Quinet écrit : Soufflot n’a
pas bâti son édifice sur la légende. Il a vécu en pleine lumière avec Montesquieu,
Rousseau, Buffon, Voltaire, ces cinq colonnes du siècle de l’esprit. La pensée
de ces hommes pénètre partout dans son édifice, tout le monument est immergé
dans la lumière du XVIIIe siècle, elle circule autour de la
colonnade, elle monte, elle scintille sous le dôme. Ce rayon obstiné de
l’esprit vous accompagne jusque dans les tombeaux. Si le monument a un
caractère, c’est d’être bâti de lumière. L’église n’est que lumière fusant
tant des baies des collatéraux que des coupoles.
Ainsi au terme de quarante-six
ans, sur un périmètre exigu et pentu, trois églises coexistent,
Saint-Étienne-Du-Mont, église paroissiale, la vielle église abbatiale
Sainte-Geneviève, qui s’effondre peu à peu, et la nouvelle église non
consacrée. Louis XV est mort depuis seize ans, son petit-fils, Louis XVI lui a
succédé, la Bastille est tombée, la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen a été rédigée et une assemblée
nationale constituante siège à Paris. L’idée de laïciser le site et d’en faire
le Temple de la Nation est lancée sur le champ, elle est acceptée à la quasi
unanimité, mais les députés sont très partagés sur les grands hommes à honorer.
Le plus acharné des partisans de
la laïcisation panthéonistique est le marquis de Villette, cousin du marquis de
Sade. A cinquante-trois ans, il a brûlé ses lettres de noblesse dans un élan
tout égalitaire. Nommé député de l’Oise, il souhaite que le Panthéon soit la
sépulture de Voltaire qu’il considère comme un père et qui est mort dans son
hôtel particulier. Que le Panthéon reçoive les statues de nos
grands hommes et que ses voûtes souterraines renferment les cendres des morts
célèbres. Comme Saint-Fargeau, il est nourri d’un courant inspiré de la
lecture de Fénelon, Montesquieu et Voltaire, qui ont rejeté le héros combattif,
au profit d’une mémoire nouvelle et laïque du héros citoyen.
Le sort accélère les débats,
quand, le premier homme panthéonisé est un député mort prématurément, le 2
avril 1791, le comte Honoré Gabriel Mirabeau. Son entrée permet d’entériner la
fonction du bâtiment.
Le discours prononcé par le marquis de Pastoret, député de Paris, déclenche
une marée d’applaudissements menés par Robespierre et Barnave :
« Messieurs, le
Directoire du département propose à l'Assemblée nationale de décréter :
1. Que le nouvel édifice Sainte-Geneviève
soit destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l'époque de
notre liberté ;
2. Que l'Assemblée nationale puisse seule
juger à quels hommes cet honneur sera décerné ;
3. Que Honoré-Riquetti Mirabeau en est jugé
digne ;
4. Que les exceptions qui pourront avoir lieu
pour quelques grands hommes, morts avant la Révolution, tels que Descartes,
Voltaire, Rousseau, ne puissent être faites que par l'Assemblée
nationale ;
5. Que le Directoire du département de Paris
soit chargé de mettre promptement l'édifice Sainte-Geneviève en état de remplir
sa nouvelle destination, et fasse graver au-dessus du fronton ces mots :
Aux grands hommes la patrie reconnaissante.
L’affaire est entendue, sous un
tonnerre d’autosatisfaction, l’assemblée acte que le Panthéon, comme la vie
politique et la vie publique, est une affaire d’hommes. Commence le ballet des
catafalques passant la porte de bronze.
L’intérieur de la basilique pâtit
immédiatement de sa nouvelle affectation. Jugée trop lumineuse, les trente-neuf
fenêtres basses sont murées et des verres dépolis sont posés sur les parties
hautes. Le bâtiment aux façades aveuglées perd le peu de décoration déjà
installée au profit d’un décor patriotique retiré sous la Restauration et
replacé en 1833. Une statue de la Renommée de neuf mètres de haut est commandée
pour couronner le dôme.
Les funérailles de Mirabeau sont
fastueuses. De son côté, la translation du corps de Voltaire, adoptée aussitôt,
est ralentie par la fuite du roi à Varennes et l’incertitude politique née de
l’événement. Quand elle est lancée, la cérémonie grandiose est déjà sujette à
polémiques. L’aménagement de la crypte destinée à accueillir ses deux premiers
hôtes est achevé le 13 décembre 1791. La vieille église Sainte-Geneviève en
ruine est toujours là, mais les reliques de la patronne de Paris sont déplacées
dans l’église paroissiale de Saint-Étienne-Du-Mont. Quelques mois plus tard, le
fronton du Panthéon s’orne d’une liberté saisissant deux lions par leur
crinière attelés à un char écrasant le despotisme.
Un an plus tard, le 24 janvier
1793, le premier héros de la Révolution fait son entrée au Panthéon. Louis
Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, député de l’Yonne à la Convention qui a
voté la mort de Louis XVI, a été assassiné trois jours plus tôt, le jour de
l’exécution royale par un ancien garde du souverain. Morts violentes et
panthéonisation se construisent alors une histoire commune. Saint-Fargeau ne
reste guère dans la crypte, car sa fille demande la restitution du corps de son
père deux ans plus tard. Les années 1793 et 1794 voient se multiplier les fêtes
des martyrs de la révolution, tandis que la dépouille de Mirabeau a été exhumée, chassée par celle de Marat, rédacteur de l’Ami du peuple. Il n’y reste lui-même que
cinq mois, exhumé à son tour, entre temps Jean-Jacques Rousseau est installé
aux côtés de Voltaire son meilleur ennemi. Durant onze ans, de 1795 à 1806, les
deux philosophes sont les deux seuls locataires du lieu car la décision a été
prise de laisser passer des années avant d’octroyer de nouveaux honneurs
patriotiques. Des fissures apparaissent sur les voûtes, des étais sont posés.
Avec le Consulat, le Panthéon est
rendu au culte, mais il n’a toujours pas été consacré. Les six chanoines nommés
ne peuvent officier dans la crypte, la rue d’Ulm est percée, la vieille église
de l’abbaye laisse place à la rue Clovis et le monument est dégagé des
bâtiments qui le parasitent. Entre 1809-1811, des réaménagements sont faits
pour accueillir deux cent quarante-deux dignitaires de l’Empire ; seuls
quarante-deux militaires, sénateurs et quelques ecclésiastiques rejoignent les
deux philosophes dans la crypte ainsi que Bougainville, Cabanis et le premier
gouverneur de la banque de France. Le nombre des élus passe à quarante-cinq et
peu après, en 1822 lors de sa consécration, la châsse, refaite et vide, est
ramenée en grande pompe au cœur de l’église, le fronton révolutionnaire est
détruit l’année suivante.
En 1830, après une nouvelle
révolution, Aux grands hommes est
rétabli, les reliques retournent à Saint-Étienne-Du-Mont et la croix du dôme
est remplacée par un drapeau tricolore. Une grande composition de David
d’Angers, la quatrième, orne le fronton ; la Patrie distribue aux grands hommes, civils et militaires,
des couronnes que lui tend la Liberté tandis que l’Histoire inscrit leurs noms
sur un livre. La révolution suivante, celle de 1848, pense en faire un temple
de l’Humanité ce qui reste lettre morte, les débats prennent fin avec le
troisième retour du clergé et l’érection d’autels de fortune après le coup
d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte. Le 21 janvier 1853, en expiation de la mort
de Louis XVI, soixante ans plus tôt, la châsse de Sainte Geneviève, réalisée
une génération plus tôt, fait sa seconde entrée dans le Panthéon.
Depuis le XVIIIe siècle, le quartier est fait de tavernes et de
lieux misérables qui prospèrent de l’indigence des nombreux étudiants
faméliques et des lorettes gravitant près de la Sorbonne et des lycées
environnants. Durant la guerre contre la Prusse et le Siège de Paris, en
1870-1871, les obus de la batterie de Chatillon trouent le dôme et endommagent
des voûtes. Les hôtes de la crypte cohabitent avec des réserves de poudre et de
munitions. Au printemps 1871, les partisans de la Commune s’emparent du
Panthéon et plantent un drapeau rouge sur son lanternon. Durant la Semaine
sanglante, les barricades dressées autour du bâtiment brisent deux jours durant
les assauts versaillais. En 1873, la IIIe République replace une croix de pierre
d’une tonne cinq sur le dôme. Les polémiques reprennent à l’assemblée, qui redonne
enfin sa fonction au lieu pour Victor Hugo, en 1885. Les funérailles de
l’auteur des Misérables sont
monumentales, son catafalque géant trône sous l’arc de triomphe, une journée de
deuil national a été décrétée, commerces et grands magasins ont baissé leurs
rideaux. L’Europe entière envoie des couronnes, le défilé en son honneur
parcourt la ville durant neuf heures. A cette occasion, les symboles religieux
sont retirés du fronton et le bâtiment est voué aux restes des grands hommes
qui ont mérité de la reconnaissance nationale. En soixante-dix ans d’existence,
parcimonieux, le régime panthéonise onze hommes.
A la fin du siècle, donner un nom
de femmes à un lycée féminin est quasi impossible, penser à une panthéonisation
féminine, mieux vaut en rire. En 1889, pour le centenaire de la Révolution
française sont amenés dans la crypte quatre révolutionnaires non sans
polémiques, car les descendants de Hoche refusent que leur ancêtre passe la
porte de bronze en compagnie de Lazare Carnot qui l’avait fait arrêter pour
trahison en 1794.
En 1892, le petit-fils de Lazare,
Marie François Sadi Carnot, président des Français, commémore le centenaire de
la République, ignorant que deux années plus tard il sera inhumé en ces lieux
après avoir été victime d’un attentat. Seul président ayant les honneurs du
Panthéon, il perpétue, à ses dépens, la tradition révolutionnaire de l’homme
politique versant son sang pour la république.
Une décennie plus tard, Hémicycle
et presse s’enflamment autour d’Emile Zola, l’immigré italien, auteur d’œuvres
décadentes et ardent dreyfusard, mort dans de mystérieuses circonstances en
1902. Les esprits s’échauffent mais l’assemblée statue en faveur de son entrée.
Lors de la cérémonie, un journaliste tire deux coups de feu sur Alfred Dreyfus.
Loin de la violence et du bruit, l’année précédente, la discrète
panthéonisation de Marcellin Berthelot voit l’arrivée de la première femme dans
la crypte au simple titre de conjointe.
Une grande cérémonie a lieu en
1920, pour le soldat inconnu avant qu’il ne soit conduit sous l’Arc de triomphe
et le cœur de Gambetta est placé dans la crypte. Quatre ans plus tard, le
Cartel des gauches obtient dans une agitation échevelée le vade me cum de Jean Jaurès. En 1933, Paul Painlevé, mathématicien
et président du conseil, est à peine mort qu’il est panthéonisé.
A la Libération une plaque
portant le nom des écrivains morts pour la France est apposée. La IVe
république, en douze ans de vie, parvient à faire panthéoniser cinq élus. Un
record. Parmi eux, Paul Langevin, Félix Eboué et Victor Schœlcher. Quatorze
personnalités sont distinguées par la Ve République en un demi siècle, le
ralentissement est net et les entrées irrégulières, mais un cinquième des élus
sont des femmes. En 1995, Marie Curie et Pierre, son époux, sont distingués, et
vingt ans plus tard, Geneviève de Gaulle Anthonioz et Germaine Tillion. Marie,
Geneviève et Germaine sont les trois seules femmes honorées à ce jour en deux
cent vingt ans.
Forts du dernier sursaut
égalitaire de 2015, poussons plus loin notre prospection en quête de
Panthéonistas dignes de la Patrie reconnaissante.
Geneviève
- Héloïse
- Christine de Pizan
Marguerite
de Navarre
Chapitre
troisième
Pionnières
Recueillons pour commencer
quelques grands noms à dater d’avant l'époque de notre liberté, quelques gouttes d’eau dans un océan de femmes ayant
vécu avant la Révolution française.
Les premières Panthéonistas sont
les femmes politiques du Haut Moyen-Age.
Gallo-romaines, franques,
mérovingiennes et carolingiennes, esclaves devenues reines, filles de princes,
régentes, toutes sont des femmes de pouvoir ayant promu le christianisme et de
fait laissé leur nom dans la tradition historique chrétienne écrite par les
moines, la seule qui nous soit parvenue. Bien d’autres, restées anonymes
ariennes ou païennes, auraient pu prétendre aux murs du Panthéon, mais leurs
noms et leur mémoire se sont perdus. Parmi les chrétiennes, les héroïnes
locales ont tôt fait d’être canonisées : Clothilde, Geneviève, Bathilde,
Radegonde. Modèles messianiques, elles sont avant cela des femmes d’exception en des temps troublés où le monde romain occidental
s’effondre peu à peu et le christianisme romain est en déprise.
Geneviève est la représentante des
patriciennes, issues de familles métissées d’apports gallo-romains et francs.
Célibataire gérant un immense patrimoine, femme d’action, politique et ascète,
contemporaine de l’oriental Saint-Siméon le stylite, Geneviève naît au début du
Ve siècle à Nanterre. Lutèce compte entre deux et cinq mille habitants, sa rive
gauche, où ont fleuri de belles villas près du forum et de son grand temple,
est dévastée à de nombreuses reprises en une décennie.
Objet d’une dévotion particulière
de son vivant, à laquelle sa longévité exceptionnelle n’est pas étrangère en un
temps où l’espérance de vie moyenne est de moins de trente-cinq, les Parisiens
font d’elle une ancre dans une période d’instabilité et d’invasions constantes.
Canonisée en un temps record, à partir d’une hagiographie écrite dès le
lendemain de sa mort, commandée par Clotilde, souveraine franque avec qui elle
a œuvré à la pacification et à la rechristianisation de la société. La
canonisation de la reine, peu après, dit assez le lien institutionnel,
politique et social entretenu par ces deux femmes. Elles contribuent à la
conversion de Clovis, amenant le pouvoir franc dans les rangs de l’Eglise et
surtout dans ceux des vestiges de l’ordre romain ancien, de même qu’elles rendent
Paris éligible au rang de capitale du nouveau royaume des Francs. De quoi, pour
certains, faire de Geneviève une sainte capable de miracles et, pour d’autres,
d’y voir l’œuvre d’une politique efficace, soucieuse de ses contemporains. Le
culte qui lui est voué très populaire auprès des plus humbles et des puissants,
au gré des intérêts politiques et/ou cléricaux, brouille son image. Victime de
la mode pastorale au XIIe siècle, la voici changée en une simple bergère filant
sur la colline de Nanterre loin de la femme d’action qu’elle fut.
Issue d’une famille de
l’aristocratie gallo-romaine, née vers 423, elle aurait été distinguée, à sept ans à peine, par deux évêques,
celui de Paris et celui de Troyes, où le plus gros des propriétés familiales
étaient localisées. Orpheline, ascète, ne consommant, selon sa Vita, pas plus d’un repas tous les deux
jours, l’enfant s’installe chez une de ses tantes sur l’île de la Cité,
consacrant sa fortune et ses revenus aux plus démunis, tout en vivant elle-même
dans le dénuement. En 451, à près de trente ans, elle convainc les Parisiens de
ne pas fuir face à l’avancée des Huns et organise la résistance en assumant le
rôle dévolu à l’évêque, en transgression de l’ordre hiérarchique. Quatorze ans
plus tard quand Childéric, père de Clovis, assiège la ville, elle force le
blocus pour ravitailler la ville, ramenant onze barques chargées du blé de ses
terres de Troyes.
Le 3 janvier 512, Geneviève fille
d’un père franc romanisé, Sévère, et d’une mère grecque Gérontia, que ses parents
ont doté d’un nom gaulois, s’éteint à quatre-vingt-neuf ans. Elle est inhumée
dans l’abbatiale qu’elle a contribué à faire bâtir sur le mont de Mercure,
consacrée à Saints Pierre et Paul au sein d’un monastère chargé de promouvoir
le savoir et l’enseignement. Les
habitants, n’en font qu’à leur tête et l’appellent déjà de son nom :
abbaye Sainte-Geneviève. L’Empire romain d’occident est tombé depuis
trente-huit ans.
Geneviève est femme des temps de
chaos, ceux qui voient l’ordre gallo-romain s’effondrer quand l’ordre franc
émerge à peine.
Près de six siècles se sont
écoulés quand naît Héloïse de Paraclet ou d’Argenteuil,
considérée comme la première femme de lettres d’occident dont le nom nous soit
parvenu. Née vers 1094 à l’abbaye du Paraclet dans l’Aube, dans un occident à la démographie
galopante prêt à partir à la conquête de la Terre Sainte, fille illégitime d’un
noble, elle semble indissociable de l’ombre d’Abélard, son aîné de quinze à
vingt ans, son maître, son précepteur, son amant et son mari. Elle est plus
connue par les écrits des autres que par les siens, surtout par
l’autobiographie édifiante rédigée par le très vaniteux Abélard, Histoire de mes malheurs. Néanmoins,
sept de ses lettres, dont l’authenticité a longtemps été remise en cause, nous
sont parvenues. Au temps de l’amour courtois, ces lignes racontent un amour
violent, fait de mauvais traitements plus ou moins consentis. Seuls vestiges de
la femme la plus brillante et la plus scandaleuse de son temps.
De haute stature, musicienne,
compositrice, versée dans le latin, le grec et l’hébreu, Héloïse est la jeune
fille en vue, la « hit girl » de son temps, ses chansons sont
reprises par les turbulents étudiants de la rive gauche logés au pied de
l’abbaye Sainte-Geneviève. L’oncle de la belle, chanoine de Notre-Dame, la
confie aux bons soins de Pierre Abélard, qui la séduit, lui fait un enfant,
l’épouse secrètement, alors qu’elle s’y refuse, pour ensuite la placer,
toujours malgré elle, dans un couvent à moins de trente ans. Entre-temps l’amant
devenu époux avait été châtré. Enfermée à l’abbaye d’Argenteuil, la
chansonnière en est l’abbesse jusqu’à sa dissolution.
Réfugiée au prieuré du Paraclet,
Héloïse refuse les règles établies par Abélard, adopte la règle bénédictine,
échange à ce sujet avec Pierre le Vénérable et établit trois innovations en son
couvent ; l’accession de toutes les moniales à toutes les fonctions,
l’exercice quotidien de la prédication par les femmes, ce qui exclut la
clôture, et le refus du contrôle du monastère par les donateurs. La belle
érudite meurt à près de soixante-dix ans.
Christine de Pizan,
capitaine de son navire, bien que mariée, est connue sous son nom de jeune
fille par respect pour son père, mais surtout parce qu’elle s’aventure sur la
route inédite des femmes auteures vivant de leur plume.
Deux siècles ont tout juste passé depuis la mort
d’Héloïse, quand naît à Venise la petite Christine de Pizano. Son père médecin
et astrologue, est invité par Charles V qui cherche à lier des relations avec
la Sérénissime. En 1371, la famille toute entière s’installe à Paris, Christine
a cinq ans, la France vit au rythme de la guerre de Cent ans qui a débuté
depuis une génération déjà. Confortablement doté par le roi, le Vénitien marie
sa fille de quinze ans à Etienne Castel, âgé de vingt-quatre ans, secrétaire et
notaire du roi, en pleine ascension sociale, dans un monde rendu vide par les
guerres et les épidémies successives de peste décimant l’Europe depuis un quart
de siècle. La jeune épousée vit dix années de bonheur, de prospérité et
d’insouciance. Le malheur frappe soudain quand le roi à peine âgé de
quarante-trois ans décède suivi de peu par le père de Christine. Malgré ce
premier coup du sort, les Marmousets qui sont au pouvoir offrent de belles
perspectives de carrière à son époux mais il meurt lui aussi, lors d’une
occurrence du Grand mal en 1390. Christine est, à vingt-cinq ans, veuve,
couverte de dettes ayant à charge un fils, une fille et une nièce. Elle ne peut
donc entrer au couvent et refuse de se remarier.
Après une violente dépression aux
relents suicidaires, elle décide de vivre de sa plume, écrivaine de langue
française, contribuant par ses textes au développement savant de la langue
vernaculaire. Veuve et solitaire, acharnée à l’étude, elle est en peu de temps
une poétesse et philosophe assurée. N’hésitant pas, à trente-quatre ans, à
défier les fins lettrés de son temps dans la violente querelle du Roman de la rose en se posant en
championne de l’honneur des dames. Savante mais aussi femme d’affaire, elle
constitue et dirige un atelier de copistes qui reproduit ses œuvres offertes ou
vendues aux puissants. Première femme à vivre de sa plume, elle rembourse les
dettes de son père, celles de son époux et établit son fils.
Le duc Jean de Berry achète ses
œuvres quand le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, lui commande Le Livre des fais et bonnes meurs du sage
roy Charles V et engage son fils Jean. L’année suivante la guerre civile
fait rage de nouveau. Restée à Paris la femme de lettre se plonge dans
l’écriture, les temps ne sont plus au mécénat. Elle versifie pour la défense de
l’honneur des dames et sauver la France de la division. Deux de ses livres font
sa renommée : Le livre de la cité
des dames et Le livre des trois
vertus ou Le trésor de la cité des
dames, écrits en 1405-1406, où elle donne à ses contemporaines des conseils pratiques afin qu’elles
prennent conscience de leur rôle social. Paris passe aux mains des
Anglo-Bourguignons, son fils change d’allégeance, rejoint le parti du roi
Charles VII et le suit en exil à Bourges.
Christine se réfugie auprès de sa
fille, au prieuré royal de Poissy. Elle apprend peu avant sa mort le sacre du
dauphin exilé et le rôle joué par Jeanne d’Arc. La poétesse rédige en son honneur
sa dernière œuvre, Ditié de Jehanne d’arc,
dans l’euphorie suscitée par les événements de l’été 1429. La fille de Tommaso
di Benvenuto da Pizzano s’éteint quelques mois plus tard à soixante-six ans.
Marguerite de Navarre et d’Angoulême naît l’année de la découverte de l’Amérique. Sœur aînée de François Ier, fille
de Louise de Savoie, mère de Jeanne d’Albret et grand-mère d’Henri de Navarre,
roi de France sous le nom d’Henri IV, belle, brillante, diplomate, écrivaine et
mécène, elle est surnommée la dixième muse. Arrière-petite-fille de Louis
d’Orléans, que Christine de Pizan contacta en vain pour placer son fils,
Marguerite est orpheline de père à quatre ans. Sa mère, Louise de Savoie, qui
n’a que seize ans de plus qu’elle, est veuve à dix-neuf ans et lui transmet son
amour des livres. Dès ses huit ans, l’enfant est l’objet de la convoitise
matrimoniale des plus grandes cours d’Europe, mais à dix-sept ans, elle doit se
contenter du bien pâle et peu lettré duc d’Alençon pour éteindre un procès entre
leurs deux familles. L’accession au trône de son frère change sa vie, enfin la
cour lui ouvre les bras, elle y assure une grande part des charges dévolues à
la reine, sa pauvre cousine, Claude de France, qui toujours grosse, finit par succomber. Lettrée, la sœur du roi
choisit pour secrétaire et valet de chambre le poète Clément Marot qui dit
d’elle : corps féminin, cœur d’homme,
tête d’ange.
Dans l’effervescence de la
victoire de Marignan, Marguerite compose beaucoup et entretient une
correspondance assidue avec les partisans influents de la Réforme. Dix ans plus
tard, sur un champ de bataille près de Pavie, son monde s’effondre. La fine
fleur de la noblesse française est décimée, son mari blessé meurt à Lyon et son
frère vaincu est retenu prisonnier par son ennemi Charles Quint. Elle part pour
l’Espagne avec mission de négocier sa libération. L’aventure échoue. Deux ans
plus tard, veuve de trente-cinq ans et sans enfants, François Ier, de retour en
France, la marie d’office à Henri II d’Albret, roi de Navarre, de douze ans son
cadet. Marguerite accouche l’année suivante de Jeanne d’Albret et perd
successivement ses deux fils puinés. La plume l’aide à tromper la douleur et
l’ennui, les ouvrages se succèdent, dont afin de lutter contre l’intolérance, Les Marguerites de la Marguerite des
princesses, près de deux siècles et demi avant Voltaire. Après l’Affaire
des placards, subissant les foudres de la colère fraternelle, la belle exilée
mécène dans son fief reculé reçoit les dédicaces de nombre d’œuvres, dont le Tiers livre de Rabelais. L’écriture lui
revient. Dramaturge, Marguerite multiplie les farces et enfin, en 1542, à
cinquante ans, elle se lance dans la rédaction de L’Heptaméron, tout en gérant, en bon régisseur, ses terres en
l’absence de son mari.
En 1548, trois siècles avant les
revendications suffragistes de Maria Deraisme et de Jeanne Deroin, elle perd
son second fils, son frère et se voit contrainte d’accepter, malgré la
résistance désespérée qu’elle oppose,
le mariage de sa fille unique avec Antoine de Bourbon Vendôme. La dixième muse
s’éteint seule l’année suivante à cinquante-sept ans.
Durant la période de l’avant à dater d’avant l'époque de notre liberté, un grand nombre d’autres femmes mériteraient notre
attention, parmi elles, entre les XVIIe et XVIIIe siècles, des femmes de lettres,
telles Madame de Sévigné ou Madame de Staël, des comédiennes, telle
Madeleine Béjard,
des salonnières et des femmes scientifiques telle Madame du Châtelet.
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