Politique et humanisme



Acte II  
Politique et humanisme
 

Vive l’humanité !
Jean-Baptiste Millière



                        

Olympe de Gouges - Manon Roland - Sophie Germain


Chapitre premier
Le désordre du Sexe


       La petite Marie Olympe Gouze naît en 1748 à Montauban, elle est la fille d’un boucher, membre de la bourgeoisie locale et la filleule du marquis de Pompignan, dramaturge à ses heures, qui est peut-être son père biologique. A seize ans, la jeune fille est mariée à un officier de bouche inculte qui lui fait un enfant et à la bonne idée de mourir, peu après, emporté par une crue. La crainte d’épouser un homme l’empêchant de publier la décide à rester célibataire, malgré la demande en mariage d’un haut fonctionnaire de la marine, dont elle est la maîtresse. Ses largesses assurent néanmoins à la mondaine un train de vie bourgeois.
Lettrée, la dramaturge change son nom en Olympe de Gouges, écrit des pièces, monte une troupe itinérante, jouant ses œuvres, et connaît quelque notoriété avec L’esclavage des noirs inscrit au répertoire de la Comédie française, le 30 juin 1785, sous le titre de Zamore et Mirza ou L’heureux naufrage. Mais suite à un litige avec les comédiens, la belle est embastillée, sa pièce est retirée du répertoire et elle ne doit sa libération qu’à l’intervention de ses protecteurs. A la veille de la Révolution, la femme de quarante ans a publié, entre autres, des textes abolitionnistes et deux brochures politiques.  Comme Christine de Pizan avant elle, Olympe propose un projet d’impôt patriotique dans sa Lettre au Peuple ou projet d’une caisse patriotique, par une citoyenne.
En réponse, à la publication de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’écrivaine rédige La déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, dédiée à la Reine, et s’engage dans les débats acharnés autour du suffrage des femmes. Elle s’écrie, la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle a le droit à la tribune. Réformatrice de la société, elle propose l’autorisation du divorce, la suppression du mariage religieux, la mise en place d’un contrat civil qui prendrait en compte les enfants illégitimes, théorise un système de protection maternelle et infantile, demande la création de maternités, d’ateliers nationaux, un demi-siècle avant la révolution de février 1848, et de foyers pour les mendiants. Par sa pugnacité constante, la femme politique obtient que ses semblables puissent assister aux cérémonies patriotiques.
Installée dans le village d’Auteuil, en relation avec Condorcet, elle rejoint les Girondins et fréquente le marquis de Villette, farouche défenseur de l’entrée de Voltaire au Panthéon et Secrétaire général de la Commune de Paris. L’ensemble du groupe s’oppose à la mort de Louis XVI. Quelques mois plus tôt, Olympe est des rares avec le marquis de la Villette à condamner publiquement les massacres de septembre. Mettant un point d’honneur à s’attaquer aux hommes les plus puissants du moment, dont Marat et Robespierre, elle dénonce, en pleine tourmente, l’arrestation des Girondins comme une remise en question de la démocratie. Arrêtée le 20 juillet 1793, elle est envoyée à la Petite force avant d’obtenir son transfert à la Santé, où elle entretient une liaison avec un prisonnier, dans l’espoir de tomber enceinte afin de gagner du temps. Traduite devant le tribunal révolutionnaire le lendemain de la Toussaint, privée d’avocat, elle se défend bien et se déclare enceinte. Son fils, pour sauver sa vie, témoigne à charge et la renie au motif de l’indécence de sa conduite politique. Déclarée folle, elle est condamnée par Fouquet. Les Girondins, jugés entre les 24 et 30 octobre 1793, sont morts depuis quatre jours, quand le 3 novembre 1793, cinq jours avant Manon Roland, Olympe meurt à quarante-cinq ans, montant dignement à l’échafaud. Face aux tricoteuses et à la foule hurlante, elle aurait déclaré : Enfants de la patrie vous vengerez ma mort. Honorons sa vie.

Femme réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et de l’usurpation.


Manon Roland monte sur l’échafaud cinq jours après Olympe de Gouge dont elle est la cadette de six ans. Née Jeanne Marie Philipon, en 1754, elle est fille d’un maître graveur parisien. Seule survivante d’une fratrie de sept enfants, Manon est très pieuse, intelligente, ferme, résolue, vive et enthousiaste. Ayant appris le latin avec l’un de ses oncles, elle se prend de passion, à huit ans, pour la Vie des hommes illustres de Plutarque ainsi que pour Bossuet, Montesquieu et Voltaire. Mise au couvent à onze ans, elle abandonne l’idée de la clôture, qui lui était venue pour se consacrer à l’étude et au ménage de son père. Lors d’un séjour à Versailles, en 1774, elle rencontre Jean-Marie Roland de la Platière, économiste d’Amiens, qui la demande en mariage. Elle y consent six ans plus tard et met au monde peu après sa fille, Eudora. La botanique entre dans sa vie, Manon herborise le long des canaux, collectant pour l’ouvrage de son époux, L’art du tourbier, ce qui ne la préserve pas de l’ennui. Résolue, ne pouvant faire carrière par elle-même, la jeune femme prend en main la vie professionnelle de son mari, menant son ménage à Lyon, en Angleterre et en Suisse. J’ai quelques fois envie de prendre une culotte, un chapeau, pour avoir la liberté de chercher et de voir le beau de tous les talents.
La Révolution est l’opportunité qu’elle attendait. De retour à Paris, Manon tient, à partir de 1791, un salon exclusivement masculin, lieu de rendez-vous des Girondins dont elle est l’égérie. Jean-Marie, grâce aux relations de son épouse, est nommé ministre de l’intérieur, en mars 1792. Femme politique, elle n’hésite pas à rédiger, entre autres, les lettres demandant au roi de revenir sur son véto. Démis de ses fonctions en juin, le ministre est de retour à son poste après le 10 août. Si les massacres de septembre lui répugnent, contrairement à Olympe, elle n’en dit rien, mais elle n’hésite pas à s’en prendre à Danton. Son mari démissionne deux jours après l’exécution de Louis XVI. En mai, les Girondins tombent, son mari fuit, Manon reste à Paris, où elle est arrêtée. La jeune femme passe cinq mois à la Conciergerie.
La prisonnière refuse l’opportunité de fuir qui lui est faite par l’une de ses amies et écrit depuis sa cellule, L’Appel à l’impartiale postérité, mémoires destinées à sa fille. Son procès a lieu le matin du 8 novembre à 9h. A 14h30, elle est condamnée à mort et exécutée le soir même. Passant devant statue de la Liberté, proche de son lieu d’exécution, elle aurait dit : O liberté comme on t’a jouée. Son compagnon d’infortune ayant perdu toute dignité dans la charrette les menant au supplice, Manon lui laisse la préséance afin de lui épargner la vue du fonctionnement de la guillotine. La Montalbanaise est décollée à trente-neuf ans. Le Moniteur fait son épitaphe. Le désir d’être savante la conduisit à l’oubli des vertus de son sexe, et cet oubli, toujours dangereux, finit par la faire périr sur l’échafaud. Qu’on se le dise, la femme politique en sortant de son statut perd la tête, il est donc normal que le tribunal de la Nation la lui ôte.


Sophie Germain, femme de science et philosophe, a l’âge d’être la fille d’Olympe de Gouges. Il faut en faire l’aveu pénible, tandis que tant de femmes ont trouvé la célébrité dans des écrits frivoles, la seule femme qui ait réussi dans les travaux sévères, estimée des géomètres, auxquels d’ailleurs tout un aspect de son génie échappe, est à peine connue du public.
Née l’année de la proclamation d’indépendance des Etats-Unis, en 1776, la facétieuse enfant paraît un 1er avril. Issue de la haute bourgeoisie parisienne, son père est député du Tiers-Etat aux Etats Généraux et à la Constituante. A treize ans, Sophie, la bien prénommée, a la révélation des mathématiques au cœur des événements de 1789. Cinq ans plus tard, elle se procure, par la ruse, les cours de la toute nouvelle Ecole polytechnique dont les femmes sont exclues comme de l’ensemble du système scolaire mis en place par la Révolution et l’Empire. La jeune mathématicienne usurpe l’identité d’un ancien polytechnicien et démontre lors d’échanges avec Lagrange le théorème qui porte son nom. Ce n’est qu’en 1972, près de cent cinquante ans après la mort de Sophie, que les premières femmes sont admises à concourir à l’Ecole polytechnique. En faisant le choix de la science, Sophie fait celui du célibat, vivant toute son existence à la charge de sa famille.
En 1806, alors que la Prusse est envahie, la jeune trentenaire demande à Pernety de protéger son ami mathématicien Carl F. Gauss qui apprend alors que son correspondant le plus brillant est une femme. Le goût pour les sciences abstraites en général et surtout pour les mystères des nombres est fort rare. Mais lorsqu’une personne de ce sexe, qui par nos mœurs et nos préjugés, doit rencontrer infiniment plus d’obstacles que les hommes à se familiariser avec ces recherches épineuses, sait néanmoins franchir ces entraves et pénétrer ce qu’elles ont de plus caché, il faut sans doute, qu’elle ait le plus noble courage, des talents tout à fait extraordinaires et le génie supérieur.
En 1811, Sophie se présente à l’Académie des sciences et réussit son entrée à sa troisième tentative, en travaillant sur les surfaces élastiques, sujet qui ne trouve de développement qu’un demi-siècle plus tard. Première femme à assister aux séances de l’Institut comme l’un de ses membres, son aura est importante à l’étranger. Ainsi, sur proposition de son ami Carl F. Gauss, l’Université de Gottingen lui décerne un prix, la mathématicienne décède d’un cancer du sein, à cinquante-cinq ans avant, de le recevoir.
Le temps ne conserve que les ouvrages qui se défendent contre lui.

Interdites de sphère politique et publique, la sphère de l’étude leur est de fait prohibée. Le conventionnel Aymar met en place le fond de commerce éculé du discours misogyne pendant un siècle et demi. Car les femmes sont disposées, par leur organisation, à une exaltation qui serait funeste dans les affaires publiques. L’esprit féminin étant ébranlé par les oscillations de l’utérus, l’ablation du dit organe a chez les plus revendicatives un effet apaisant radical.
Les droits politiques du citoyen sont de discuter et de faire prendre des résolutions relatives à l'intérêt de l'État par des délibérations comparées et de résister à l'oppression. Les femmes ont-elles la force morale et physique qu'exige l'exercice de l'un et de l'autre de ces droits ? L'opinion universelle repousse cette idée.
Voulez-vous que dans la République française, on les voit venir au barreau, à la tribune, aux assemblées politiques comme les hommes, abandonnant et la retenue source de toutes les vertus de ce sexe, et le soin de leur famille ?
L’accès à la culture, à l’éducation, à la sphère publique et politique sont les combats républicains où se distinguent nombre de Panthéonistas dès l’aube du XIXe siècle.




  

Eugénie Niboyet - Flora Tristan - George Sand - Jeanne Deroin


Chapitre deuxième
En quête d’émancipation

En cette fin du XVIIIe siècle, l’éducation, hors du cloître et des précepteurs, est inaccessible à la plus part des femmes. Laisser une trace leur est difficile, quant à accéder à des fonctions remarquables la question est incongrue. Les arts seuls permettent à certaines de s’illustrer, elles sont poétesses, écrivaines, comédiennes et parfois artistes peintres, quand les révolutions de 1848 sont de nouveau porteuses d’espoirs laissés inassouvis par la Révolution française.
Eugénie Niboyet Mouchon, en âge d’être la fille de Sophie Germain, naît trois ans après la mort d’Olympe de Gouges, à la fin de l’été 1796, dans une famille lettrée genevoise ; son grand-père, Pierre Mouchon, pasteur, est l’un des contributeurs de l’Encyclopédie. Son père venu faire des études de médecine à Montpellier, épouse la fille d’un pasteur du Gard. Proche de la Révolution, il doit néanmoins se réfugier dans les Cévennes pour éviter l’échafaud aux moments les plus sombres. Son retour est fêté par la naissance d’Eugénie. La famille fait le choix du bonapartisme, à la Restauration, la jeune fille, âgée de dix-neuf ans, passe nombres d’années à faire des visites à ses proches emprisonnés. Sept ans plus tard, elle épouse Paul Louis Niboyet avocat de trente ans, fils d’un noble d’Empire. Installés à Mâcon, ils n’ont qu’un fils Jean Alexandre, né en 1825. Eugénie monte à Paris peu après George Sand et, comme elle, gagne sa vie par l’écriture, en remportant l’un des concours de la Société de la morale Chrétienne, au thème Des aveugles et de leur éducation. Ses combats sont ceux de la réforme des prisons, de l’amélioration de l’éducation et de l’abolition de l’esclavage. Saint-Simon la charge de la prédication auprès des ouvriers afin de leur apporter secours et instruction. En 1832, à trente-six ans, Eugénie participe au premier journal féministe totalement fait par femmes, La femme Libre créée par Marie-Reine Guindorf et Désirée Véret. Toutes se rapprochent du fouriérisme. Quatre ans plus tard, elle fonde un club hebdomadaire, La Gazette des Femmes, où se croisent les grands noms de la plume féminine et féministe du temps dont Flora Tristan.
A cinquante-deux ans, Eugénie voit la révolution de 1848 arriver avec de grands espoirs. Quelques jours après la fin de l’insurrection de février, elle fonde La voix des femmes, journal socialiste et politique, organe d’intérêts pour toutes les femmes. Reprenant le modèle du club de La Gazette de femmes, le journal réunit entre autres Jeanne Deroin, Désirée Gay et Elisa Lemonnier.
Le premier numéro, daté du 21 mars 1848, annonce :
Une grande révolution vient de s’accomplir. Cataclysme moral d’idées plus rapides que l’onde. Pourquoi donc, à son tour, la femme ne mêlerait-elle pas sa voix à ce Te Deum général, elle qui donne des citoyens à l’État, des chefs à la famille ? La Liberté, l’Égalite, la Fraternité appellent le genre humain aux mêmes prérogatives ; honneur à cette trinité sainte qui accordera aux femmes des droits de citoyenneté, leur permettant de s’élever intellectuellement et moralement à l’égal des hommes. Que toutes les femmes se le disent, et s’unissent pour s’éclairer, se fortifier, s’améliorer. Il n’est plus permis aux hommes de dire : « L’humanité, c’est nous. » Comment donc, sous peine d’inconséquence, un gouvernement libre pourrait-il laisser en dehors de ses prévisions la moitié numérique de l’humanité, frappée jusqu’à ce jour d’interdit par l’injustice et la force brutale ?
Le journal que nous fondons prend au sérieux sa mission ; rien d’impur, d’immoral, ne saurait donc y trouver place. Le titre que nous prenons aujourd’hui ne doit étonner personne : c’est une place honorable et libre que nous voulons occuper.
Le club poursuit son activité proposant d’importantes réformes domestiques et politiques, l’extension du droit de vote aux femmes et crée le scandale en inscrivant George Sand, à son insu, aux élections législatives du 6 avril. L’intéressée désavoue et juge durement le journal. Le Gouvernement provisoire profite de l’incident pour statuer sur la dissolution des clubs de femmes. Le 20 juin à la veille d’une nouvelle insurrection, Eugénie cesse la publication de la Voix des femmes et se retire de la vie publique après la répression de 1848. Résidant en Suisse, elle fait un passage parisien en 1863, âgée de soixante-sept ans, et en profite pour publier Le vrai livre des femmes. Quinze ans plus tard, le congrès féministe de Paris lui rend hommage, la vieille dame a quatre-vingt-deux ans et survit fort modestement de traductions de Dickens, elle s’éteint l’année suivante. Sa dernière prise de position politique, une décennie plus tôt, était une lettre ouverte pour la défense des Communards.


Flora Tristan y Moscovo, la Paria, naît à Paris, au printemps en 1803, dix ans après la Terreur et l’exécution d’Olympe de Gouges, le Consulat vit sa dernière année. Fille d’un noble péruvien, colonel des dragons du roi d’Espagne et d’Anne-Pierre Laisnay, issue de la petite bourgeoisie parisienne, de vingt ans sa cadette, émigrée en Espagne pendant la Révolution, Flora ne peut prouver qu’elle est une enfant légitime et joue elle-même de cette ambiguïté, laissant entendre qu’elle pourrait être la fille de Simon Bolivar ou tout du moins une descendante de Moctezuma II. La question de son ascendance est un thème récurrent de son œuvre autobiographique. Du vivant de son père, la famille vit aisément, mais Flora est orpheline à quatre ans. Son éducation est limitée aux rudiments de lecture, écriture et calculs, quand l’oncle qui, plus tard, la renie, lui paie des leçons de dessins dans l'atelier d'André Chazal, peintre graveur, qu’elle épouse à dix-sept ans. Installée, Flora découvre Rousseau, Lamartine et Madame de Staël. Cette naissance intellectuelle s’accompagne de la venue au monde de deux fils. Enceinte pour la troisième fois en quatre ans, à vingt-et-un ans, battue et ne pouvant divorcer, la jeune femme fuit, parcourt l’Europe, laissant Aline, son dernier enfant, à une connaissance, et s’embarque vers le Pérou, sous son nom de jeune fille car une femme mariée ne peut se déplacer sans son époux ou son accord écrit. Parvenue à bon port, elle ne reçoit que le cinquième de son héritage, celui attribué aux enfants bâtards, acquérant son indépendance financière au prix de son honneur. Errante et toujours fugitive, elle promet de se consacrer à la défense des droits des femmes et des victimes de la société.
De son périple péruvien, elle tire un livre publié à Paris en 1837, Pérégrinations d'une paria, qui lui ouvre, à trente-quatre ans, les cercles littéraires et socialistes, et lui permet de produire une brochure d'inspiration utopique, Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères. Militant toujours pour l'indépendance des femmes, le divorce et contre la peine de mort, elle contribue à quelques revues. Quand le jugement de séparation d’avec son époux est enfin prononcé, en 1838, l’outragé tire sur elle, lui perforant un poumon. Le scandale crée une publicité inattendue et son agresseur est condamné à vingt ans de travaux forcés lui assurant une liberté définitive. Partie en Angleterre, elle écrit, en mai 1840, Promenades à Londres, ainsi qu’une brochure, L'union ouvrière, destinée aux travailleurs des ateliers. Déjà très affaiblie en 1843, elle entame un tour de France afin de diffuser ses idées et d’aller à la rencontre des plus misérables. Epuisée, elle meurt de la typhoïde peu après à Bordeaux, à quarante-et-un ans, chez Elisa Lemonnier. Son petit-fils, Paul Gauguin, né en 1848, peu avant la révolution de juillet ne la rencontre jamais.

       George Sand a la critique acerbe à l’égard de Flora Tristan. Aurore Dupin Baronne Dudevant naît un an après la Paria, à l’été 1804, six mois avant le sacre de Napoléon, la Iere République vit ses derniers mois. Arrière petite-fille du maréchal de Saxe et petite fille d’un oiseleur, Aurore se plaît à dire qu’elle est une métisse sociale. Or, si mon père était l'arrière-petit-fils d'Auguste II, roi de Pologne, et si, de ce côté, je me trouve d'une manière illégitime, mais fort réelle, proche parente de Charles X et de Louis XVIII, il n'en est pas moins vrai que je tiens au peuple par le sang, d'une manière tout aussi intime et directe ; de plus, il n'y a point de bâtardise de ce côté-là. Sa grand-mère paternelle qui a tenté d’empêcher cette mésalliance, chasse sa belle-fille à la mort de son fils Aurore, à quatre ans, reste à la garde de son aïeule. En 1821, pour échapper à sa mère, Aurore se marie à dix-sept ans, avec le Baron Casimir Dudevant. Ma nuit de noces a été un viol. A dix-neuf ans, elle a un fils, s’ennuie, marivaude et finit par tromper son mari. A la naissance de sa fille, la jeune femme décide de monter à Paris pour faire une carrière de journaliste, romancière et dramaturge, adoptant un nom masculin à cette fin et peu après le costume assorti lui permettant de se déplacer sans encombre ; chapeau gris, grosse cravate et cigare. La jeune femme démultiplie les liaisons et les scandales. Dès 1830, de bonapartiste par piété filiale, elle passe républicaine, pour se revendiquer plus tard
socialiste.
A vingt-neuf ans, George publie Lélia, roman poétique, qui plaide pour le droit féminin au plaisir et à la passion, quand commence sa liaison houleuse avec Alfred de Musset. Ayant obtenu la séparation de son mari pour mauvais traitements, deux ans avant Flora Tristan, elle peut ainsi récupérer ses biens qui étaient aux mains de son époux, une femme mariée ne pouvant gérer son propre patrimoine. Elle écrit en 1837, sa profession de foi. J’en fais le serment et voici la première lueur de courage et d’ambition dans ma vie, je relèverai la femme de son abjection et dans ma personne et dans mes écrits – Dieu m’aidera. Combattant toute sa vie pour le droit au divorce, sa réserve est grande quant aux activités politiques des femmes, qui selon elle sont une erreur.
Lorsque la Révolution de 1848, elle rejoint précipitamment Paris, s’enthousiasmant pour les journées de février. A quarante-quatre ans, elle aide Ledru-Rollin, participe au lancement de trois journaux, La Cause du peuple, le Bulletin de la république, et L’Eclaireur. Après la répression de l’insurrection de juin, elle plaide la cause des condamnés, demandant une amnistie générale. Comme Eugénie Niboyet, après le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, George s’éloigne de Paris et de la vie publique, éditant peu après, depuis son domaine de Nohant, à la cinquantaine, l’Histoire de ma vie. Mais si elle prend la plume en 1871, contrairement à Eugénie Niboyet, c’est pour condamner durement la Commune.
En 1860, l’impératrice avait proposé qu’elle soit élue à l’Académie française, offre qu’elle décline. Adorée de Flaubert, détestée de Baudelaire. L’auteure laisse, à sa mort à l’âge de soixante-douze ans, en 1876, cinquante volumes de son œuvre. La IIIème république est proclamée depuis six ans.


Jeanne Deroin est la cadette d’un an de George Sand. Née le dernier jour de l’année 1805, elle est en toute illégalité la première candidate aux élections législatives de 1849, après avoir impliquée George Sand dans celles de 1848.
Jeanne est l’une des plus modestes des Panthéonistas, à l’image de l’avancée des idées et des revendications des femmes qui touchent toutes les couches de la société. Simple ouvrière lingère, autodidacte, elle fait partie de la lie de la population lavant en Seine le linge sale des Parisiens. Cherchant à s’élever et surtout à éduquer ses semblables, elle passe le brevet d’institutrice et rédige à vingt-six ans, un texte contre l’Assujettissement de la femme. Ayant gagné les rangs des socialistes utopiques, elle se marie à Antoine Desroches, dont elle refuse de prendre le nom, la cérémonie civile institue l’égalité des époux et non la fidélité et l’obéissance de l’épouse selon le code napoléonien. Trois enfants naissent, ce qui n’entrave pas la création de son Club de l’émancipation des femmes. En 1832, elle contribue à La femme libre premier journal féministe, précurseur de La Fronde de Marguerite Durant. Dans une période d’agitation révolutionnaire européenne constante, alors que George Sand est submergée par sa passion pour Musset, la jeune mère de famille, sous le pseudonyme de Jeanne-Victoire, très inspirée par Condorcet, lance un Appel aux femmes en première page de son journal.
Lorsque tous les peuples s'agitent au nom de Liberté, et que le prolétaire réclame son affranchissement, nous, femmes, resterons-nous passives devant ce grand mouvement d'émancipation sociale qui s'opère sous nos yeux ? Notre sort est-il tellement heureux, que nous n'ayons rien aussi à réclamer ? La femme, jusqu'à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doivent cesser. Nous naissons libres comme l'homme, et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l'autre. Refusons pour époux tout homme qui n'est pas assez généreux pour consentir à partager son pouvoir ; nous ne voulons plus de cette formule, « Femme, soyez soumise à votre mari ! » Nous voulons le mariage selon l'égalité. Plutôt le célibat que l'esclavage !
A quarante-deux ans, en juin 1848, elle fonde avec Désirée Gay, La politique pour les femmes, journal publié par une société d’éducation mutuelle féminine, et édite pour sa campagne en mai 1849, Campagne électorale de la citoyenne Jeanne Deroin, en lançant sa Pétition des femmes au peuple. Jeanne a bien peu de soutiens, même dans son camp. George Sand la juge déplacée, ironie du sort c’est ainsi qu’on la désignait elle-même quinze ans plus tôt. Proudhon ne voit en elle qu’une excentrique. En 1851, elle est emprisonnée pour idées subversives. Après le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, elle s’exile à Londres, ouvre une école pour les enfants des réfugiés politiques, travaille aux côtés des socialistes et publie un Almanach des femmes. Elle meurt outre-Manche dans la pauvreté à quatre-vingt-dix ans après quarante-trois ans d’exil.
La répression des révolutions de 1848, et la remise en vigueur de la Censure, confine les femmes au silence pendant près d’une génération, mais Jeanne a ouvert la voie à celles qui sont en âge d’être ses petites-filles, Hubertine Auclert et Marguerite Durand.
Avec George Sand, Eugénie Niboyet, Jeanne Deroin mais aussi Elisa Lemonnier, Marie-Reine Guindorf, Jeanne-Désirée Véret et Désirée Gay, se dresse une génération de Panthéonistas qui tout en se préoccupant d’équité sociale, de l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort, tente l’émancipation féminine par le droit à l’éducation, ainsi qu’à l’égalité en droit et porte en germe la question de la maîtrise de leur corps par les femmes.





Marguerite Boucicaut - Jean-Baptiste Millière
Rachel - Julie-Victoire Daubié - Maria Deraismes Louise Michel

Chapitre troisième
Dignité – Egalité – Révolution


        En 1815, six mois après la débâcle de Waterloo, Marguerite Guérin-Boucicaut naît à Verjux. Sa mère, âgée de vingt-neuf ans, est gardienne d’oies, illettrée et fille-mère. A quinze ans, Marguerite, jeune orpheline arrive à Paris à la veille de la Révolution de juillet, comme George Sand. Loin des salons bohèmes, elle est apprentie blanchisseuse dans le quartier insalubre de la rue du bac, collègue d’outre-Seine de Jeanne Deroin. Peu après, elle apprend à lire, écrire et crée son propre bouillon. Cinq ans plus tard, elle rencontre Aristide Boucicaut, jeune normand, qu’elle ne peut épouser car la famille de l’élu refuse cette mésalliance. Les jeunes amants vivent en concubinage, ont un fils et se marient en 1849, douze ans après leur rencontre. Marguerite a trente-deux ans. Grande, très forte assez vite, son visage respire la bonté.
En 1845, après une période de chômage, Aristide est embauché par les frères Videaux qui viennent de fonder une mercerie, Le Bon marché. Passé associé, le Normand en fait, l’année de son mariage, un vaste magasin devant être un lieu de tentation pour les femmes. En 1869, devenu l’unique propriétaire, le couple qui a connu une ascension fulgurante, à près de cinquante ans, plutôt que de vivre de ses rentes, commande à Gustave Eiffel, de nouveaux bâtiments, Marguerite en pose la première pierre. Un an plus tard la Guerre franco-prussienne, le Siège de Paris et la Commune interrompent les travaux qui reprennent par tranches jusqu’en 1887. Imprégnée du socialisme chrétien de Lamennais, la directrice ne compte oublier ni ses employés, ni ses origines. Aristide meurt soudain, à soixante-sept ans, en 1877, laissant à Marguerite et son fils la charge du Bon marché. Deux ans plus tard, la tuberculose emporte son enfant, Marguerite, seule et sans descendant, est à la tête d’une immense fortune et d’une entreprise de plusieurs milliers d’employés. Femme d’action, elle change les statuts, associant le personnel d’encadrement au capital du magasin, réservant des actions à ses employés, créant un hôpital à leur intention ainsi que des soins et des logements pour les filles mères ; Marguerite a soixante-quatre ans. Soucieuse de son village natal, elle le dote d’une école, d’une nouvelle mairie, d’une salle d’asile, de nouvelles cloches pour l’église et d’un pont impérial sur la Saône. La vieille dame meurt à Cannes à quatre-vingt-un ans.
Lorsque son corps est ramené à Paris, au beau milieu du mois de décembre, une foule immense attend son arrivée et, bien qu’elles n’aient rien d’officiel, ses funérailles sont suivies par des milliers de personnes.
La vieille dame a fait de l’Assistance publique sa légataire universelle, à la condition qu’un hôpital soit construit sur la rive gauche et que l’institution prenne soin de sa tombe qui est aussi celle de son époux et de son fils. En léguant tout ce qui reste de ma fortune à l’Administration la plus puissante pour assister les malheureux, mon unique pensée a été de venir aussi utilement que possible au secours des souffrants et des misérables. L’hôpital modèle, construit entre 1894-1897, est composé de huit pavillons entourés de jardins, intégrant le tout à l’égout, le chauffage, l’isolation et la ventilation naturelle, s’inspirant des règles d’hygiène de Pasteur préconisant la séparation des malades pour éviter la contagion.
Marguerite lègue aussi plus de cent millions à ses employés, ainsi que 600 000 francs pour leur maison de retraite de Fontenay-aux-Roses. 600 000 autres sont affectés au centre nourricier de Bellème pays natal d’Aristide et 2,6 millions sont offerts pour la prise en charge des filles mères de Lille, Rouen et Chalon dans des maisons faites pour recevoir, au moment de leurs couches, les femmes non mariées qui auront eu pour la première fois, le malheur d’être séduites. Le don de 250 000 francs, fait de son vivant à l’Institut Pasteur, est augmenté de 100 000 après sa mort quand 300 000 francs échoient à l’Archevêché de Paris, 100 000 aux Eglises réformés et 100 000 au Grand rabbin de France. Enfin, les tableaux réunis par le couple entrent dans les collections nationales.

Jean-Baptiste Millières est un pays de Marguerite Boucicaut, né deux ans après elle. Il part de peu, quand elle sort du néant. Martyr oublié du Panthéon, il naît en 1817, dans une famille de tonnelier qui l’installe comme apprenti derrière les soufflets de la forge dès son plus jeune âge. Autodidacte, il obtient le baccalauréat, suit les cours de la faculté de droit de Dijon et soutient une thèse de droit. En 1848, il est secrétaire du Club de la révolution dont Barbès est le président. Jean Baptiste a trente-et-un ans. Installé à Clermont en 1849, il publie L’éclaireur républicain, dont le tirage est interdit après un mois de vente. Au même moment Jeanne Deroin se présente aux législatives à Paris. L’un des chevaux de bataille de Jean-Baptiste est la mise en place d’un système d’instruction gratuite. En 1850, il fonde Le Prolétaire, journal du paysan et de l’ouvrier, dont il est le rédacteur et le directeur. Le ton est celui d’un socialisme très anticlérical, défenseur du prolétariat, attaquant les modérés et la société du temps. Il tente d’organiser des associations ouvrières et propose d’ouvrir un cour gratuit de droit constitutionnel, la mairie de Clermont s’y oppose, deux de ses collaborateurs passent aux assises, lui est poursuivit pour excitation à la haine.
En 1851, le journaliste prend une part active, à Paris, aux tentatives de résistance au coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte. Jeanne Deroin et Victor Hugo partent en exil quand Millières est condamné à la déportation en Algérie. A son retour, après l’armistice de 1859, il est âgé de quarante-deux ans. Installé à Paris, très surveillé par la police impériale, il épouse Louise Fourès, directrice d’école, fille d’un cordonnier, de dix-sept ans sa cadette, et officie en tant que chef du contentieux d’une importante compagnie d’assurance, Le Soleil. Très apprécié pour ses capacités, il est néanmoins congédié, en 1868, pour ses opinions.
Jean-Baptiste reprend la lutte politique en 1869, il a cinquante-deux ans, réclamant une république complétée par le socialisme. Durant le Siège de Paris, il accepte son élection comme chef du 208e bataillon et le XXe arrondissement le désigne conseiller municipal en novembre. Le département l’envoie siéger en tant qu’élu à Bordeaux, assis à l’extrême gauche, il s’oppose aux préliminaires de paix. Après le début de la Commune, à laquelle il est favorable, il continue de siéger à Versailles, tentant vainement de jouer les conciliateurs. Resté dans la capitale prise d’assaut par les Versaillais, ne siégeant plus à l’assemblée, il ne participe pas pour autant aux barricades. Les partisans de la Commune s’emparent du Panthéon. Un drapeau rouge flotte sur son lanternon, les barricades dressées autour du bâtiment brisent deux jours durant les assauts versaillais dont le poste de commandement est établi dans le jardin du Luxembourg. Jean Baptiste caché chez son beau-père, tout à côté, rue d’Ulm, est mené de force devant le commandant des troupes après le recul vers le faubourg Saint-Antoine des Communards, le titre de député lui est dénié et ordre est donné de le fusiller, sans jugement sur les marches du Panthéon. Agenouillé à coup de crosses, il a le temps de crier, « Vive l’humanité ! » avant de tomber. Louise, son épouse qui tente de s’interposer, est arrêtée, traduite en justice et condamnée aux dépens. Elle poursuit les responsables de l’assassinat de son mari, qui ne se présentent pas au tribunal, celui-ci se déclare incompétent après deux ans de procédure, toujours à la charge de la veuve. Les rapports de police eux-mêmes reconnaissent le caractère absurde de la mort du député, assassiné, à la veille de ses cinquante-quatre ans, au nom de la République dont il est l’un des représentants, sous les lettres de bronze clamant, Aux grands hommes la Patrie reconnaissante.


Frêle et fière à la fois, la pureté de sa diction est d’autant plus étonnante que son fort accent lui interdisait peu avant les grands rôles. Le succès, si versatile, ne se dément jamais, tout au long d’une carrière de deux décennies et ne s’éteint pas même avec sa mort. Talent, ascension, jeunesse, utilisation de la presse et mort prématurée de consomption, à trente-sept ans, alimentent son aura. Incandescente de retenue sur scène, elle est l’actrice classique que tous les romantiques rêvent de voir jouer dans leurs pièces révolutionnaires, au premier rang desquels Alfred de Musset.
Comme Christine de Pizan, Rachel, Elisabeth Félix, ne naît pas en terre de France. La Suisse, patrie de Rousseau, et l’auberge du Soleil d’or, l’accueillent le 21 février 1821. Deuxième enfant d’un colporteur juif et saltimbanque, Rachel passe son enfance misérable en Alsace, où elle chante dans la rue, récite des poèmes et mendie avec ses sœurs. Installée à Paris, à seize ans, elle mène une vie de comédienne demi-mondaine et fait ses débuts. A dix-sept ans, elle entre au Théâtre français, où elle connaît un succès immédiat dans le rôle de Camille. La recette explose passant de moins de huit cents francs le premier soir à plus de six mille par soir quelques semaines plus tard. La musique des vers vient du cœur. L’exploit est d’autant plus étonnant que durant cette seule première année parisienne, l’enfant illettrée apprend à lire, écrire et prononcer le français sans accent, offrant au théâtre classique ébranlé par la querelle des anciens et des modernes, dont Victor Hugo, Musset ou Théophile Gauthier sont les fers de lance, de revenir en grâce. En 1843, Théophile Gautier écrit après le triomphe de Phèdre, Mademoiselle Rachel a fait assez pour les morts illustres. N’est-il pas triste qu’il n’y ait qu’une seule jeune fille qui sache dire des vers et que jamais elle n’en ait prononcé un seul de tous ceux que la génération présente répète et sait par cœur ? Or, Rachel ne dédaigne jamais les dramaturges contemporains, avant Phèdre, la comédienne est toute prête à jouer dans la pièce de Lamartine, Toussaint-Louverture, quand son père apprend que le rôle est celui d’une métisse. Mineure et soumise à la volonté paternelle, la comédienne est contrainte de le refuser.
Elle a vingt ans quand la très prude reine Victoria la reçoit en hôte de marque. Deux ans plus tard, Phèdre d’anthologie, elle rencontre le petit fils de Napoléon, le comte Colonna Walswski, et lui donne un fils, reconnu l’année où Flora Tristan meurt. Lors de la Révolution de février 1848, Rachel qui vient de donner deux mois plus tôt naissance à un second fils, chante La Marseillaise sur la Place des Vosges quand son voisin, Victor Hugo, hisse le drapeau tricolore. Contrairement à lui, sa véritable ferveur républicaine bascule vers le bonapartisme après le coup d’état de 1851.
Durant toute sa carrière, l’actrice multiplie les tournées et les photographies-cartes postales qui assurent sa notoriété et celle de la France, en Belgique, Angleterre, Prusse et dans l’Empire austro-hongrois. Ce grand tour de 1850, est augmenté quatre ans plus tard de spectacles à Varsovie, Saint-Pétersbourg  et Moscou. Enfin, l’année suivante, Rachel est la première comédienne française à entreprendre une tournée américaine. Périple dont rêve une jeune admiratrice de onze ans, Sarah Bernhardt. Morte au Canet, la tragédienne est ramenée à Paris où une foule immense vient se recueillir place des Vosges où son corps est exposé, avant que le cortège ne s’ébranle vers le carré juif du Père Lachaise.

Georges Sand a vingt ans et Sophie Germain rédige ses Remarques sur la nature, quand naît, dans les Vosges lointaines, Julie-Victoire Daubié.  Huitième enfant d’une famille aussi nombreuse que celle de Rachel, orpheline de père avant sa deuxième année, elle vit confortablement, tout en étant le témoin de la misère des ouvriers ruraux, des domestiques et des mères célibataires. A vingt ans, elle passe son certificat de capacité d’institutrice, quand à Paris Rachel triomphe dans Phèdre. S’élevant contre le manque de compétences de nombreuses religieuses dispensant l’enseignement des filles, elle décide d’étudier le latin et le grec avec son frère, qui est prêtre, tout en suivant une formation de zoologie auprès de Geoffroy Saint-Hilaire au Muséum où elle obtient l’autorisation d’entrer en dehors des heures consacrées aux étudiants. Proche des Saint-simoniens, elle participe au prix de l’Académie des sciences, des belles lettres et des arts de Lyon en 1859, à trente-cinq ans. Rachel est morte l’année précédente et Jean-Baptiste Millière de retour de sa déportation algérienne s’installe à Paris. Elle propose au jury une étude intitulée, La femme pauvre au XIXe s.  Lauréate du premier prix et des huit cents francs l’accompagnant, enhardie et sachant qu’elle sera bien accueillie dans l’académie de Lyon, elle s’inscrit en candidate libre au baccalauréat, dont elle est la première lauréate de France en 1861, à quarante ans. Forte de ces succès, elle ouvre un bureau d’entrepreneur de broderie blanche, géré par sa nièce, et s’installe confortablement à Paris, où elle donne des conférences et produit des articles d’économies tout en préparant une licence de Lettres en paria des amphithéâtres encore interdits aux femmes.
Julie-Victoire rédige Du progrès de l’enseignement : justice et liberté et De l’enseignement secondaire pour les femmes, trois ans plus tard, lors de la seconde exposition universelle de Paris, elle reçoit une médaille pour l’ensemble de son œuvre, deux ans avant que sa cadette, Maria Deraismes ne fonde la bien plus dérangeante Société pour la revendication des droits civils des femmes, tandis que Louise Michel se débat pour faire survivre l’école primaire qu’elle a créée sur la butte Montmartre en 1865.
Un mois après la proclamation de la IIIe République, elle fait partie de la Commission de dames pour examiner les questions relatives à l’enseignement primaire. L’année suivante elle obtient sa licence, à l’âge de quarante-huit ans et se lance dans une thèse laissée inachevée par sa mort en 1874, Louise Michel a été déportée depuis un an en Nouvelle Calédonie.
Julie-Victoire bénéficie d’un soutien social certain, sans pour autant déroger à sa lutte permanente pour l’accès des femmes à l’enseignement, à une formation professionnelle efficace et au suffrage. L’enseignement secondaire féminin public est créé en 1881, sept ans après sa mort, l’accès à un même programme et au baccalauréat pour tous les candidats quel que soit leur sexe est chose faite en 1924, un demi siècle après sa disparition. Les Françaises accèdent aux urnes pour la première fois soixante-dix ans après sa mort.


La Parisienne Maria Deraisme naît en 1828, au cœur de l’été, dans une famille bourgeoise, voltairienne et très anticléricale, au moment où la Restauration est la plus ultra. Ses parents la laissent libre de s’éduquer, aussi à vingt ans est-elle érudite, un brin idéaliste pensant que la société peut être construite sur la liberté et la quête d’égalité. Pour elle, les changements se font pas à pas et non par la révolution. Comme Julie-Victoire, elle envisage l’éducation comme seul principe de l’émancipation féminine. Son père décède quand elle a vingt-quatre ans, les révolutions de 1848 ont eu lieu quatre ans auparavant, sans qu’elle ne s’en inquiète. Malgré ce décès, sa vie confortable de rentière studieuse se poursuit sans encombre. Peu après, la mort de sa mère la conforte dans son statut de femme indépendante financièrement. Si elle souhaite le rester, le célibat est une condition sine qua non. Libre, disposant de moyens et de temps, elle se fait journaliste. En 1866, les francs-maçons victimes de campagnes de dénigrement décident à l’initiative de Léon Richer, libre penseur et féministe, de placer cette femme de trente-huit ans sur le devant de la scène par des conférences. Maria se révèle une oratrice redoutable en un temps où l’éloquence est un apanage masculin. Le succès est immédiat, l’exercice est démultiplié sur les thèmes les plus variés toujours centrés sur le point de vue féminin.
Deux ans plus tard, à la veille de la Guerre franco-prussienne, l’oratrice fonde avec Léon Richer, Paule Mink et Louise Michel la Société pour la revendication des droits civils des femmes, et en 1870 L’Association pour le droit de femmes, qu’elle préside, associant les combats pour l’émancipation féminine à la laïcité. Durant deux ans, elle soutient Louise Michel et Elisée Reclus dans leurs initiatives visant à l’instauration d’une éducation pour les filles. Alors qu’après la Commune, Louise est jugée et déportée, Maria résolument républicaine, devient une fervente propagandiste du régime. Ne perdant pas de vue ses objectifs, alors que Louise vogue vers les côtes calédoniennes, elle fonde avec Hubertine Auclert la Société pour l’amélioration du sort de la femme. Maria est une femme âgée de quarante-six ans, Hubertine a vingt-six ans. Quatre ans plus tard,  la journaliste organise avec Léon Richer le Congrès international du droit des femmes. A soixante-cinq ans, un an avant sa mort, elle fonde la première loge maçonnique mixte de France, Le Droit Humain, qui se change en l’Ordre maçonnique mixte international, Le droit humain. Près de trois quarts de siècles avant Simone de Beauvoir, Maria écrit, l’infériorité des femmes n’est pas un fait de la nature, nous le répétons, c’est une invention humaine, c’est une fiction sociale. La franc-maçonne meurt dans son appartement parisien à soixante-six ans.

Maria Deraismes est morte depuis un an quand Louise Michel rentre de déportation. Née deux mois avant la révolution de juillet 1830, Louise est, comme nombre de Panthéonistas, une enfant illégitime. Ses grands-parents lui donnent une bonne éducation et assez d’argent pour obtenir son brevet d’institutrice. Elle s’installe à Paris, à vingt-six ans. Brune, grande avec son 1,64 cm, dépassant la taille moyenne masculine, mince en un temps où les femmes rondes sont des idéaux de beauté, elle passe pour disgracieuse. Mais tous s’accordent sur son regard pénétrant, ses yeux pétillants d’intelligence et respirant la bonté ainsi que sur la douceur de sa voix. La jeune femme adopte très tôt, les cheveux coupés aux épaules, une véritable extravagance. Comme George Sand, Rosa Bonheur et Madeleine Pelletier, Louise aime porter des vêtements d’hommes, surtout pour la liberté qu’ils procurent. Romantique, idolâtrant Hugo, elle a une fascination morbide pour la mort, ainsi la dédicace de ses mémoires à Sarah Bernhardt est : Voulez-vous parcourir l’histoire de ma vie, Sarah, ces feuillets sont des pierres de tombeaux. Sa bonté est proverbiale. Les chats et les sciences sont sa passion.
Enseignant à Paris pendant quinze ans, tout en écrivant des poèmes et désireuse de passer le baccalauréat, comme Julie Daubié, elle contribue au Cri du peuple de Jules Vallès. Lors de la proclamation de la République, à quarante ans, elle est présidente du Comité de vigilance des citoyennes du XVIIIe arrondissement et rencontre Clémenceau son maire. En janvier 1871, membre de la garde nationale, Louise fait feu sur l’Hôtel de ville et participe aux batailles de la Semaine sanglante en tant qu’ambulancière et combattante. Arrêtée, détenue au camp de Satory, elle assiste à l’exécution de ses amis et de Ferré dont elle est amoureuse. Lors de son procès, neuf jours avant la Noël, elle s’adresse à ses juges : Je ne veux pas me défendre, je ne veux pas être défendue. J'appartiens tout entière à la révolution sociale et je déclare accepter la responsabilité de mes actes. On dit aussi que je suis complice de la Commune ! Bien plus, je me fais l'honneur d'être un des promoteurs de la Commune. Puisqu'il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n'a droit qu'à un peu de plomb, j'en réclame une part, moi ! Si vous me laissez vivre, je ne cesserai de crier vengeance. Si vous n'êtes pas des lâches, tuez-moi !
En cette même année, Caroline Rémy, dite Séverine, est mariée sans son consentement, à seize ans, et à Lyon, nait la brillante Anna Amieux. Après deux ans de détention Louise est déportée vers la Nouvelle-Calédonie sous le matricule 2182. Commencent sept années de captivité. En 1879, elle s’installe à Nouméa et ouvre une école, Louise a quarante-neuf ans. Amnistiée l’année suivante et de retour en France, elle participe à de nombreuses manifestations qui la conduisent à de multiples incarcérations qui lui importent peu, sa seule crainte est l’internement psychiatrique, mesure de rétention utilisée par l’Etat contre les opposantes politiques ou les suffragettes françaises dont est victime la docteure Madeleine Pelletier en 1939.
Farouche abolitionniste de la peine de mort, l’insurgée, lorsqu’elle est victime d’un attentat en 1888, refuse de porter plainte contre son agresseur, malgré la balle qui reste dans son crâne jusqu’à sa mort, dix-sept ans plus tard. Arrêtée de nouveau en 1896 et condamnée à six ans de prison, elle est libérée en 1899 à la demande de Clémenceau. Cinq ans ont passés quand elle prend froid à son retour d’Algérie, et meurt d’une pneumonie à soixante-quatorze ans. La vierge rouge, portant le deuil en étendard, est morte. Séverine et Madeleine Pelletier sont deux des quatre femmes suivant son corbillard au premier rang, menant un flot de plus de dix mille personnes. Le récit de ses funérailles passe en page 2 de L’Humanité, éclipsé par le massacre de janvier 1905 en Russie, Le dimanche rouge de Saint-Pétersbourg.
Trente-deux ans plus tard, le 11e bataillon de la XIIIe brigade internationale parti défendre la République espagnole, composé de Français et de Belges, porte son nom. La deuxième promotion de l’ENA portant un patronyme féminin, celle de 1984-1986, a celui de la Passionaria de la Commune. La philosophe Simone Weil l’a précédée de douze ans, en 2004-2006, Simone Veil lui succède et Marie Curie, peu après. Quatre femmes pour soixante douze promotions d’énarques des chiffres quasi identiques à ceux des résidents du Panthéon.


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